Présentation : le projet ANR Musimorphoses

Ce projet ANR examine l’hypothèse selon laquelle le « virage numérique » aurait modifié de façon décisive l’expérience et la conception que les amateurs ont de la musique. En centrant notre projet sur la musicalisation du quotidien, c’est à dire l’ensemble des usages, faibles ou forts, qui se déploient dans nos différents rapports à la musique (l’écoute, la danse, la collection, la critique, la prescription, etc.), nous entendons voir comment cette activité qui compte parmi les pratiques culturelles les plus prisées, a éventuellement pu être transformée par le « virage numérique » : la dématérialisation des contenus – ce que Fabien Granjon et Clément Combes ont baptisé la « numérimorphose », terme qui, succédant à la « discomorphose » d’Antoine Hennion, prend acte d’un basculement de régime dans les relations de l’amateur à la musique -, désigne l’émergence de nouveaux usages : écouter, posséder, partager, archiver connaissent des transformations importantes avec l’apparition du streaming, la co-existence de multiples supports d’écoute (l’ordinateur voisine avec la chaîne Hi Fi et le baladeur MP3), le rôle accru des réseaux de fans, etc. Si la musique est toujours un vecteur de production et de mise en scène de nos identités, ou si elle entre en résonnance avec nos affects et nos états émotionnels, la musicalisation du quotidien semble bel et bien avoir été affectée par le virage numérique. Ainsi, la dématérialisation semble inverser le paradigme jusqu’alors dominant, celui où la musique finissait par se confondre avec le médium (la cassette, l’album vinyl, le CD), pour lui substituer un nouveau paradigme : la musique devient un service et non plus un data, on passe d’une société du produit à une société de l’expérience.

Certes, la numérimorphose n’a pas purement et simplement fait disparaître la discomorphose, mais les technologies aujourd’hui disponibles – streaming qui tend à se substituer au téléchargement, clouding, nouvelles possibilités d’interfaçage pour favoriser le partage et la recommandation de playlists – semblent aller dans le sens d’une reconfiguration sociotechnique de la relation traditionnelle musicien-label-consommateur.

Ce projet se situe dans un double contexte, à la fois économique (et juridique) mais aussi épistémologique et sociétal : d’une part, il part du constat de la crise des industries culturelles, et en particulier de l’effondrement du marché discographique ; d’autre part, il interroge sur les manières de décrire les publics et les formes de consommation de la musique en régime numérique.

S’agissant du premier point, depuis le début des années 2000, la crise de l’industrie musicale est devenue un élément récurrent du débat sur l’essoufflement des modèles traditionnels qui supportent la filière discographique : c’est ce qu’attestent notamment les rapports annuels établis par l’IFPI pour le marché mondial du disque, et du SNEP pour la France. Or, la chute des ventes de supports physiques est fréquemment attribuée à l’accroissement exponentiel du nombre de connexions internet à haut débit corrélé à l’essor de la piraterie dans les réseaux peer-to-peer. En favorisant la culture de l’échange de fichiers, la pratique du peer-to-peer aurait modifié en profondeur les modalités de consommation des œuvres téléchargeables, affectant leur valeur économique mais aussi symbolique, c’est à dire le consentement à payer des amateurs de musique. Dans ce cadre, l’adoption de la loi Hadopi 2 en 2009 a placé la figure du pirate sous les feux des projecteurs. Reste que les conclusions des différentes enquêtes menées à ce sujet produisent des résultats contrastés voire contradictoires, et que, en se focalisant sur la question de la piraterie, les recherches méconnaissent les formes de consommation et de rapport à la musique dans leur expression la plus quotidienne. C’est précisément cette dimension – la transformation complexe du cadre culturel à l’intérieur duquel les pratiques de consommation de la musique se déploient aujourd’hui sous l’effet possible du numérique – que nous souhaitons appréhender. A cet égard, le soutien qui nous est accordé par les acteurs de la filière discographique indépendante témoigne de la nécessité de comprendre ce que sont les nouveaux types de rapport à la musique en régime numérique.

Le second point met en jeu la question des instruments de mesure et l’usage des indicateurs en matière de consommation musicale : le phénomène du pirate notamment a donné lieu à des mesures et à des constats souvent discordants, comme le montre par exemple l’enquête menée par le Groupe d’intérêt scientifique « Marsouin » en 2009 sur les effets de la loi Hadopi sur les pratiques des internautes auprès de 2000 personnes interrogées par téléphone sur la région Bretagne, ou encore les données recueillies par le syndicat national des éditeurs phonographiques. Ces instruments de mesure statistique ne donnent en effet qu’une photographie figée – et parfois méthodologiquement discutable – des pratiques de consommation relatives à la musique et il nous semble important de produire des observations sur la base de mesures renouvelées à l’aide de nouveaux outils, empruntés à l’ethnographie ou à la science informatique. L’enjeu épistémologique est donc ici clairement celui des usages sociétaux (et politiques) de la mesure. Nous chercherons à apporter des éléments affinés d’analyse sur les pratiques consommation culturelle – en l’occurrence la musique – qui font l’objet de nombreux débats dans la sphère académique, médiatique et politique et mettent notamment en jeu la question du droit d’auteur, de la gratuité et du consentement à payer et de l’efficacité des mesures anti-piraterie.

Le projet est organisé autour de trois objectifs : d’une part, périodiser le virage numérique et les conditions de possibilité de l’émergence d’un nouvel environnement culturel, en produisant également une réflexion de type épistémologique sur ce que signifie faire une socio-histoire de cette mutation. D’autre part, comprendre comment le basculement de la culture analogique à la culture numérique – et l’apparition d’un public de « digital natives » – ont pu transformer les conceptions et les usages de la musique. Enfin, envisager l’hypothèse selon laquelle le numérique (et en particulier les réseaux sociaux) modifierait les paradigmes traditionnels à partir desquels nous envisageons la question des goûts.

1/ Pour une socio-histoire de l’émergence culturelle : Comment rendre compte des effets de mutation, d‘émergence, de transition, de rupture, en ce qui concerne les mondes de l’art et plus précisément le domaine de la musique et des auditeurs ? Comment périodiser ce passage d’un régime analogique à un régime numérique ? Quels sont les facteurs explicatifs mobilisés pour rendre compte du « virage numérique » ? Nous nous situons ici dans le prolongement de travaux qui, dans le cadre d’une histoire sociale des techniques, entendent indiquer comment s’établissent les liens entre la production de technologies nouvelles et des usages (ou des sensibilités) émergents. Un bon exemple nous en est donné par le travail de Sophie Maisonneuve à propos de l’invention et de la diffusion du gramophone et du disque qui observe la transformations de l’auralité et de la sensibilité avec l’avènement et la généralisation du disque au début du 20ème siècle : « Savoir faire technique et sensibilité esthétique sont deux compétences qui se construisent conjointement ». La maîtrise du gramophone, la possession du disque qui transforme l’amateur en collectionneur, la possibilité d’une écoute en commun et des échanges autour de jugements d’appréciation, l’élaboration de catégories de jugement pour parler de l’œuvre d’une manière qui paraisse adéquate, la familiarisation avec le son qui est aussi l’épreuve du réel et de son référent, sont autant de situations vécues par l’amateur de musique qui se construit précisément ainsi comme amateur. Mais ce qui, du point de vue des publics, distingue la révolution numérique des révolutions antérieures – par exemple l’invention du gramophone par Berliner en 1887 -, c’est que la dématérialisation semble inverser le paradigme jusqu’alors dominant, celui où la musique finissait par se confondre avec le médium (la cassette, l’album vinyl, le CD), pour lui substituer un nouveau paradigme : la musique devient un service et non plus un data.

Ce qui nous intéresse avec ce premier axe de recherche, c’est donc à la fois de produire une périodisation de l’entrée en régime numérique, du point de vue des auditeurs et des technologies de l’écoute, mais simultanément de mener une réflexion de type épistémologique sur la façon dont différents types d’approches théoriques (sociologie des sciences et techniques, histoire de l’art, etc…) pensent les grandes mutations culturelles, en l’occurrence le passage de l’analogique au numérique. Il s’agit donc ici de développer une perspective critique sur les façons de penser et périodiser l’émergence de nouvelles cultures en lien avec l’art et la technologie.

Pour mener à bien cette première recherche, nous nous intéresserons en particulier aux controverses que l’apparition des principales technologies d’écoute ont pu susciter (le CD, les sites de peer to peer, le MP3, le streaming notamment), mais aussi aux représentations auxquelles elles ont donné lieu (autour de la définition du « bon » son, des enjeux de la compression, de la différence qualitative entre le vinyl et le CD, etc.). Nous construirons donc une base de données à partir d’archives de presse spécialisée (magazines hi-fi…) et de forums de discussion sur l’internet qui servira de support à nos travaux, permettant à la fois de dater les principales tropes et controverses autour du numérique et d’en analyser les arguments. Nous insisterons aussi sur le fait que l’idée d’une coupure radicale entre une ère pré-numérique et l’ère numérique demande à être discutée : nous nous appuierons notamment sur l’analyse de configurations ou de technologies qui témoignetn d’une forte hybridité entre analogique et numérique. Pour prendre un seul exemple, la vente au titre comme nouvelle tendance de la consommation musicale a conduit certains analystes à en conclure qu’on en revenait au schéma traditionnel du single. Ceux-ci n’hésitent d’ailleurs pas à comparer cette économie de la vente au titre au retour au modèle des anciens labels à succès des années 60, tel Tamla Motown, qualifié d’« usine à tubes ». Or, est-il possible d’assimiler, dans une optique diachronique, des événements dont les propriétés semblent structurellement identiques, alors qu’ils appartiennent à des régimes culturels distincts ? Pour prendre un autre exemple, élaborer sa propre playlist est une activité à laquelle se sont livrés les amateurs de musique, bien avant l’arrivée des lecteurs MP3, avec la cassette audio [1]. En ce sens, on peut considérer que le numérique n’a introduit aucun changement véritable et qu’indépendamment de la technologie, c’est la même pratique qui se répète. A contrario, on peut faire l’hypothèse que si la pratique, en apparence, ne change pas, c’est sa signification sociale qui mute, en fonction du contexte, des usages et des affordances qui la sous-tendent[2] : ainsi, sur une cassette, effacer un morceau pour lui en substituer un autre pouvait se révéler délicat voire impossible, car on risquait de mordre sur le morceau précédent ou suivant. Intervertir des morceaux est au contraire dans l’essence même du MP3. L’idée même de la playlist s’en trouve donc radicalement modifiée.

2/ Des « analog natives » aux « digital natives » : La musicalisation du quotidien en régime numérique.

Ce deuxième volet de notre recherche porte précisément sur la question de savoir si le virage numérique a modifié la relation des individus à la musique comme expérience inscrite dans la quotidienneté. Alors que le premier volet de notre programme de recherche mobilisait une perspective socio-historique, ce second volet suppose une attention proprement ethnographique et pragmatique à l’expérience musicale.

De fait, la description de la place qu’occupe la musique dans l’expérience quotidienne des individus à donné lieu à de nombreux travaux. Tia DeNora par exemple a montré comment la musique constituait la trame de fond de notre « everydaylife » et offrait une ressource mobilisable dans le cadre de nos expériences émotionnelles (se souvenir de, se mettre au diapason affectif de telle ou telle expérience en écoutant une musique correspondante, etc…). Selon DeNora, « nous faisons les choses en musique », d’une manière consciente ou inconsciente et la musique constitue, dans tout un éventail de contextes sociaux, un ingrédient particulièrement actif de nos expériences sociales et émotionnelles. De même, un autre théoricien majeur de l’expérience musicale, Simon Frith, a montré que « la musique est la bande son de notre vie quotidienne » et qu’elle joue un rôle de premier plan dans la trame des interactions : la musique constitue une médiation très puissante pour exprimer des jugements de valeur, tester nos goûts et opinions, admettre ou exclure. Cette pragmatique de l’expérience musicale, ou de l’expérience « en musique », est centrale chez Antoine Hennion, qui relier l’amour ou l’attachement à la musique à une série d’activités, de manières de faire en contexte. Il n’y a pas d’un côté le goût, c’est à dire la production du jugement esthétique et de l’autre un ensemble de pratiques – acheter un disque, le poser sur sa platine, l’écouter seul ou en groupe – mais les deux dimensions sont articulées et se construisent conjointement. Ces différentes approches – et bien d’autres pourraient être mentionnées – ont eu pour principal mérite d’attirer notre attention à la fois sur la place qu’occupait la musique dans nos interactions quotidiennes et sociabilités ordinaires. Aussi est-il fondamental de comprendre si le passage au numérique a modifié l’expérience de la discomorphose (pour reprendre l’expression d’Antoine Hennion), notamment par la dématérialisation de la musique. Plusieurs aspects demandent ici à être interrogés à la lumière du virage numérique, notamment les suivants  :

– Comment la consommation de musique se transforme t-elle, en particulier sous l’effet des médias et réseaux sociaux, et aussi avec la diversification des supports d’écoute (ordinateur, téléphone mobile, baladeur MP3, clé USB, etc.) ? Comment analyser les différentes formes d’appropriation de la musique et en particulier la figure du « pirate » ? Comment également décrire la catégorie de « digital natives » et observer les effets d’âge et de génération ici à l’œuvre ? Enfin, l’accroissement des phénomènes transmédiatiques (la musique s’hybridant avec les jeux vidéos par exemple) modifie t-il les formes de l’attachement à la musique ? Au fond, avec le numérique, la musique compte-elle moins ou différemment ?

– On peut ensuite faire l’hypothèse que la « carrière » d’auditeur est modifiée : Comment s’effectue la recommandation musicale et les prescripteurs traditionnels (disquaires, magazines spécialisés, radios) jouent-ils encore un rôle ? Les taxinomies et les classements sont-ils transformés ? Comment peut-on être fan alors que la valeur « fétiche » (pour reprendre la terminologie adornienne) de la musique qui s’incarnait jusqu’alors dans l’objet collectionnable (le vinyl) semble avoir disparue, et que le sens même de la propriété de l’objet-disque s’épuise dans les nouvelles potentialités offertes par le streaming ? Comment la musique s’inscrit-elle dans nos espaces de discussions alors que de nombreux échanges sociaux autour de nos passions se font sur les réseaux sociaux, les blogs, les forums ? De même, on peut faire l’hypothèse que le virage numérique a transformé nos corps et nos gestuelles : poser un vinyl sur une platine présuppose un répertoire d’actions codifiées et intériorisées. Que se passe t-il de ce point de vue lorsque la musique se dématérialise ?

– Un autre aspect concerne la reconfiguration temporelle et spatiale de l’écoute musicale, et en particulier la mise en question de la césure entre espaces publics et espaces privés : d’une part, la multiplication des équipements permet vraisemblablement d’adapter aux différents lieux et aux différents moments de la journée la pratique de l’écoute. A cet égard, la portabilité de certains équipements (baladeurs MP3, clés USB, mobiles, ordinateurs portables) et les possibilités de stockage d’importants volumes de musique favorisent sans doute l’écoute en contexte, en accroissant la possibilité par exemple de choisir la configuration (et les répertoires) les plus adaptés à l’humeur du moment. Par ailleurs, la multiplication des baladeurs MP3 et l’écoute au casque permettent à l’auditeur d’organiser la porosité ou l’étanchéité des espaces « traversés en musique » comme le montrent Michaël Bull, Anthony Pecqueux ou Jonathan Sterne.

– Enfin, il est possible que l’idée même de « musique » soit transformée : d’une part, les notions d’intégrité ou d’unicité de l’œuvre que les formats traditionnels du disque et du morceau (ou de la chanson) organisaient, et qui fonctionnaient comme autant de dispositifs (au sens foucaldien du terme) conditionnant l’attitude respectueuse de l’amateur face à l’œuvre, ont pu être euphémisés ou métamorphosés par le numérique. L’œuvre devient fragmentaire, son unité est remise en cause, la fonction de programmation aléatoire sur les baladeurs renforçant ce caractère de moindre soumission à la cohérence interne du disque et à la linéarité de l’écoute. L’auditeur, parce qu’il dispose de vastes possibilités de stockages et parce que les fonctions d’indexation sont particulièrement performantes, peut composer des play-listes adaptées à son humeur, au contexte, aux personnes avec lesquelles il se livre à l’écoute musicale. En outre, le streaming permet une forme d’immédiateté dans l’accès aux œuvres qui n’est sans doute pas sans conséquence sur l’idée même de la recherche d’un titre ou d’un artiste. Enfin, c’est le rapport même à l’histoire de la musique qui peut être affectée par le numérique, comme le suggère le récent ouvrage de Simon Reynolds sur le phénomène de « rétromania » en musique. Tandis que tous les répertoires, y compris les œuvres les plus méconnues ou les plus inaccessibles sont aujourd’hui disponible sur internet, il est possible que la bande son qui se dégage à parti des années 2000 soit celle qu’Alan Kirby appelle « digimodernisme » : une combinaison d’hybridité post-moderne à base de collages et d’espace-temps reconfiguré, telle qu’on finit par ne plus très bien savoir qui de Oasis (dont le son et les compositions sont explicitement tournés vers les Beatles qui les ont précédé de plusieurs décennies) ou des Beatles fut le premier et inspira l’autre, ou encore, une bande son mondialisée (dont le groupe Afro-Pop Vampire Weekend serait un bon exemple) mais dans une mondialisation d’un nouveau type où la disponibilité de la musique sur le net finit par dissoudre l’idée même de contexte (et par conséquent de décontextualisation). Autrement dit, le virage numérique est peut être à l’origine d’un rapport post-historique et post-géographique inédit à la musique, un reconditionnement de notre sens du temps et de l’espace en art

3/ Musique en ligne et métamorphose du système des goûts ? De nombreux travaux ont montré comment les pratiques culturelles étaient liées à des mécanismes sociaux complexes où les variables telles que le capital culturel et économique, l’âge, etc. jouaient un rôle déterminant. En France, les principaux travaux sur ce sujet se sont notamment structurés autour de la théorie de la distinction (Bourdieu) d’une part, et l’hypothèse d’un éclectisme croissant ou d’une hybridation des formes légitimes et populaires d’autre part (Donnat, Coulangeon). De ce point de vue, en théorie, l’internet serait un puissant facteur de réduction des inégalités culturelles dans la mesure où les biens culturels y sont plus abondants, plus aisément accessibles, et leur coût d’acquisition est fréquemment réduit voire proche de zéro (sur les réseaux de peer to peer ou sur les plateformes de streaming). La fréquentation des œuvres serait par conséquent moins soumise aux effets de la transmission à l’intérieur d’univers sociaux relativement étanches, et plus poreuse à l’influence des médias et des réseaux sociaux étendus. Le dernier volet de notre projet souhaite tester l’hypothèse selon laquelle le numérique transforme le système des goûts tel qu’il est classiquement décrit. En recourant à une méthodologie originale mobilisant les ressources de l’informatique appliquée aux réseaux sociaux, il s’agit de cartographier la formation des goûts et la consommation en matière de musique. Ce qui nous intéresse ici, c’est d’objectiver les mécanismes de découverte des œuvres et les types de pratiques qui s’agencent sur le web, la façon dont les goûts s’élaborent, se discutent et se négocient, se distribuent, les formes d’adhésion ou au contraire de rejet de certains répertoires, les types d’échanges et de sociabilités en ligne auxquels ils donnent lieu. Une des hypothèses principales que nous souhaitons tester est celle de savoir si la « numérimorphose » atténue ou fait disparaître les logiques de distinction que décrit la sociologie critique ou si on voit émerger de nouvelles formes de distinction endogènes à l’univers culturel numérique. Un autre aspect fondamental concerne l’élaboration des représentations autour du piratage et l’élaboration de rhétoriques à connotation axiologique : une chose est ici de caractériser la réalité des pratiques de piratage (dont les frontières sont probablement élastiques si on considère qu’elles renvoient aussi à un travail d’auto-définition par les amateurs de musique de ce qui relève ou non de cette activité) ; une autre de savoir comment les amateurs de musique se situent par rapport à l’activité de piratage, en quels termes ils la justifient ou la condamnent. Un autre point porte sur la façon dont les individus circulent à l’intérieur des univers pléthoriques que le web organise, comment se construit leur portefeuille de goûts, de références et de préférences, et aussi sur la façon dont ils organisent leurs corpus. Naviguent-ils sur le web à partir de familles esthétiques bien identifiées, en se fiant à certains signaux informationnels (prescripteurs, sites spécialisés, noms de labels, etc.), en suivant les conseils prodigués par leurs pairs sur les réseaux sociaux ou dans des familles organisées autour de goûts considérés comme homogènes ? Sur ce dernier point, on cherchera à voir comment les amateurs de musique se distribuent, selon leurs propriétés sociales, mais aussi selon leur degré d’expertise, d’engagement, de visibilité notamment. Se pose en effet ici la question de la reconfiguration de l’expertise en lien avec les réseaux sociaux et le fait que la coupure entre amateur et professionnel soit bousculée. On verra ainsi comment de nouvelles formes d’expertise et de légitimité se mettent en place lorsque le fan de musique devient un critique ou un prescripteur reconnu et suivi après avoir créé un blog ou un site spécialisé. Dans le même ordre d’idée, on s’intéressera à la façon dont le numérique peut accompagner l’activité de fan de musique, voire la transformer en lui conférant de nouvelles dimensions.

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